Jocelyne Ollivier-Henry

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Ethnologue, spécialiste des Inuit du Groenland.

Expédition solitaire :


« Dès que je m’aventure sur la banquise, je sais que Mamarut, Kujapik, Ilannguaq et les autres m’observent avec leurs jumelles. Les mains derrière le dos, je tire la luge ; je la passe parfois au travers des épaules. Je me sens bien. J’éprouve un sentiment de liberté, d’évasion.
À l’entrée du fjord, à la pointe de Kangeq, je longe la côte sur plusieurs kilomètres. Je dépasse la première cahute et avance encore de deux kilomètres. Je m’arrête, bois une tasse de thé, observe le paysage. Face à moi, en ligne droite sur une distance de 20 kilomètres, se dresse mon prochain objectif : la pointe d’un versant montagneux enneigé. À vue d’œil, il semble proche mais je sais que, sur la banquise, l’appréciation des distances est faussée.
Je marche déjà depuis de longues heures. Pas un seul iceberg sur ma route, la monotonie s’installe. Je suis seule dans ce grand décor de roc, de neige et de glace. Le soleil puissant m’oblige cependant à me désaltérer.
Après avoir dépassé l’autre versant, j’ai le sentiment d’avoir effectué un bon parcours. La piste longe à nouveau les collines. À ma droite, je croise des icebergs aux formes insolites. Tandis que je mâche de la viande séchée de phoque pour assouvir ma faim, je vois la cahute de Sioratoq se profiler au loin. À cet endroit précis, je sais que j’ai réalisé la moitié du trajet. Cette grande hutte perdue dans l’immensité du paysage de neige apparaît comme un écho de l’activité humaine. […]

Très vite je m’enfonce dans la neige, les traces de traîneaux sont rares et partent dans plusieurs directions. Je ralentis, je transpire. J’avance lentement. Je prends peur quand j’aperçois d’autres traces qui bifurquent vers la côte. Les paroles de Mamarut me reviennent à l’esprit : “Après la cahute, tourne à gauche.” De gros blocs de glace m’obligent à les contourner, je rallonge mon parcours. La luge semble plus lourde, mes forces diminuent. Quand je retrouve la piste après deux kilomètres de marche, je ressens une forte oppression. Ai-je pris la bonne décision en continuant ? Je connais mes limites jusqu’à trente kilomètres, mais au-delà !
Je marche régulièrement alors que la demi-lune et les étoiles envahissent le ciel. M’arrêter pour satisfaire mes besoins se révèle une tâche difficile. Au fil des kilomètres, mon esprit se paralyse, la fatigue s’installe. J’éprouve maintenant le besoin de m’asseoir un court instant sur la luge, mais le froid me guette. La nuit tombe. Je suis plus sensible à la nuit claire, à la lune et aux étoiles qui révèlent un monde magique où se mêlent les nuances les plus variées du gris violacé au gris blanc. Je songe de plus en plus à m’allonger sur la glace pour me reposer, juste un peu. Malgré ma fatigue, je reste consciente du danger. J’avance plus difficilement, je perds la cadence.
Soudain, deux points lumineux jaillissent de la nuit. Je m’arrête et fixe cette direction encore loin de ma portée. Ce sont les lumières de l’héliport et du radar de Qaanaaq. Dès lors, mes yeux ne quittent plus ces faisceaux lumineux. Parfois dissimulés par une colline, ils disparaissent. Je marche comme un automate à leur recherche. Ils m’attirent comme un aimant.
La côte est sans fin quand, à un détour, je reste figée et découvre les lumières de Qaanaaq éclatantes de couleurs. Éblouie, fascinée, je m’assois sur la luge et contemple la “lumière”. »


Extrait de :

Sila Naalagaavoq, Le temps est le maître
(p. 66-69, Diabase, 1998, rééd. 2000)

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